La débâcle de Seattle et le pouvoir de la Société Civile

01.01.2000

La troisième force globale est là

L’interruption de la conférence mondiale sur le commerce à Seattle, au début de décembre, n’était pas seulement le signe d’une dissension entre les nations économiques dirigeantes, mais fut aussi la preuve de l’influence nouvelle prise par la "Société civile" naissante – une puissante impulsion sociale contre les formes élitistes de la globalisation, qui marquera le siècle à venir d’une manière décisive.

Tandis que la fumée des gaz lacrymogènes se dissipait lentement à Seattle, autour de la débâcle de l’OMC, se font jour toute une série de leçons clefs à tirer de cet événement. L’une d’entre elles s’est profondément gravée d’une manière particulière dans le psychisme des 135 responsables économiques, qui tentèrent désespérément en vain de battre le rappel autour d’un nouvel accord économique mondial. En quoi consiste cette leçon? Dans le fait qu’il est désormais clair que le destin du monde ne sera pas plus longtemps décidé par une lutte bipolaire entre les grands cartels et société multinationales d’une part et, d’autre part, les états nationaux. Ce combat a en effet marqué les structures internes de la conférence mondiale sur le commerce. La déroute de l’OMC à Seattle montre qu’une troisième force globale s’est développée sous l’impulsion élémentaire contestant le jeu de Monopoly des dirigeants politiques et économiques autour de la destinée de la terre. C’est cette société civile globale qui, comme une troisième force, a déterminé le résultat définitif des négociations de l’OMC à Seattle. Désormais, nous vivons dans un monde tripolaire, constitué par l’économie, les gouvernements et la société civile globale. Si nous voulons tirer une leçon centrale de cette déroute de la toute puissante OMC à Seattle, c’est le moment de comprendre cette société civile globale comme une troisième force. Un moyen de développer cette approche, c’est d’abord de jeter un bref coup d’oeil en arrière, sur une autre débâcle de l’OMC en 1998.

Un mauvais présage pour l’OMC

Au fond, le destin des négociations de l’OMC à Seattle s’était déjà scellé un an auparavant en Europe. La société civile globale avait alors fait tomber l’Accord Multilatéral sur l’Investissement ou AMI. L’Ami aurait dû devenir une organisation mondiale de niveau supérieur, une OMC bis encore plus puissante. Les trente dirigeants des états les plus riches de la terre (réunis dans l’OCDE), qui se tiennent derrière l’AMI, s’étaient entre temps livrés à un mauvais calcul: Ils avaient cru pouvoir faire adopter l’AMI sans difficultés, un accord qui aurait accordé un droit de souveraineté absolu des cartels et investisseurs multinationaux sur les citoyens et les pays souverains. L’AMI devait concéder une omnipotence inimaginable aux multinationales.

Dans les dernières semaines du mois d’avril 1998, les organisations de la société civile partout dans le monde eurent des raisons de fêter leur victoire: Appuyées par des actions sur Internet et des innombrables négociations résultantes, engagées au plan parlementaire, elles ont remporté une victoire massive sur les pays les plus puissants de la terre. Environ vingt millions d’hommes avaient lancé une campagne pour stopper l’AMI et cela avec succès. Cette déroute de l’AMI fit perdre leur contenance aux ministres de l’OCDE: "C’est le premier succès d’une campagne Internet menée par les Organisations Non Gouvernementales (ONG)", admit l’un des diplomates impliqués dans les négociations, " et elle s’est avérée très efficace." Le ministre du commerce canadien, Sergio Marchi, tira la leçon qui devait être retenue, à savoir que les organisations de la société civile devraient à l’avenir être intégrées beaucoup plus tôt dans ce genre de négociations, au lieu d’essayer de négocier dans leur dos. [1] L’un des activistes déclara: "L’AMI est un Dracula politique – il ne peut simplement pas supporter la lumière du jour." [2]

Les négociations de l’AMI attendirent donc une occasion plus favorable, qui aurait dû être possible lors de la rencontre des ministres de l’OMC à Seattle. Les événements récents ont montré que cette perspective prit la tournure d’un cauchemar. Cinquante mille manifestants environ, en provenance de toutes les régions du monde, enflammèrent une action massive contre l’OMC et toute tentative de restauration de l’AMI. Simultanément, des millions d’autres activistes de la société civile apportèrent leur soutien aux manifestants sur place, assurant leur victoire.

Il est instructif de voir comment réagissent les représentants des puissances principales en jeu. Par exemple, Stephen Kobrin écrit dans l’édition d’automne de Foreign Policy, l’influente revue économique américaine, sous le titre The MAI and the Clash of Globalisation (L’AMI et l’effondrement de la globalisation): "L’époque où l’on pouvait mener des négociations en vue de signer des traités internationaux à l’abri de portes fermées, est révolue. Un nombre très large de groupes doivent être désormais impliqués dans le débat sur la globalisation... Comme l’a remarqué un observateur des discussions de l’AMI, les ONG ont reniflé "l’odeur du sang" et elles vont y revenir". Malheureusement, l’OMC n’a pas pris ces avertissements au sérieux et a maintenu la société civile en dehors des négociations. Mais celle-ci rentra par la porte de derrière. Les représentants de la société civile démarrèrent une analyse alternative de l’OMC, qui devait finalement amener une scission au sein même des membres de l’OMC. Les USA et l’UE par exemple, entamèrent un violent débat sur l’identification des produits issus de la technologie du gène. En tant que gros producteurs d’aliments génétiquement modifiés, les USA redoutaient que l’étiquetage signifiât pour eux la fin de leurs exportations. L’Union Européenne et d’autres pays, comme le Japon, se prononcèrent au contraire pour le signalement des produits. Dans chacun des pays, des activistes de la société civile s’employaient à attirer l’attention sur la problématique posée par les aliments génétiquement modifiés. D’une manière analogue, les USA sont entrés en conflit avec les pays en voie de développement, en voulant leur imposer les normes environnementales américaines. L’OMC voyait purement et simplement des "barrières douanières" dans les normes environnementales imposées par les USA. Dans un cas devenu célèbre, l’OMC avait soutenu le point vue que les USA ne pourraient plus utiliser leurs lois pour empêcher l’importation des poissons que les pays en voie de développement avaient pêchés selon des méthodes mettant en danger l’environnement. C’était encore la société civile, cette fois-ci sous la forme des organisations de protection de l’environnement, qui avaient déclenché une protestation officielle contre le fait que l’OMC excluait les points de vue environnementaux du commerce mondial.

La vulnérabilité des organisations transnationales

Ce ne sont pas seulement les gouvernements qui doivent envisager cette réalité nouvelle. De grandes organisations influentes sont aussi amenées à prendre leurs responsabilités d’une manière nouvelle dans leurs décisions économiques. En janvier 1997, Pepsi Cola a vendu 40% de ses parts à une entreprise birmane (Myanmar). La multinationale entre ainsi dans la longue liste des sociétés "victimes" de la Free Burma Coalition (FBC), une alliance de groupements de citoyens nord-américains. La FBC est parvenue à convaincre l’Université de Harvard de mettre fin à son contrat avec Pepsi Cola, suite au non-respect continuel des droits de l’homme en Birmanie. Auparavant des firmes comme Macy’s Department Store, Eddie Bauer ou British Home Store ont été refoulées du pays sous la pression de la FBC, qui a lancé un boycott de leurs produits. [3] Récemment, le géant de la biotechnologie, Monsanto a essuyé un revers analogue: Depuis plus de set ans, Monsanto avait travaillé son image "d’avocat des pauvres" avec acharnement et se présentait comme l’un des précurseurs du "micro-crédit", comme on l’appelle. Le brusque revirement n’a pourtant pas tardé. Les activistes dans le domaine de l’environnement et de l’aide au développement ont lancé une campagne mondiale et demandé à l’inventeur du micro crédit et fondateur de la Grameen-Bank, Mohamed Yunus, de renoncer à son projet d’association avec Monsanto. Yunus fit bientôt savoir qu’il mettait fin à leur projet commun. Un porte-parole de la Grameen-Bank mentionna expressément l’agitation provoquée par la société civile comme raison de la rupture. [4] C’est à la suite d’événements de ce genre, dont on pourrait encore en citer une douzaine, que la Société civile a fait irruption sur la scène économique. Elle représente le contrepoids à l’avènement rapide de la globalisation élitiste.

La nature de la Société Civile

Dans sa forme moderne, le concept de "Société Civile" englobe des formations actives et organisées, des associations du domaine culturel. En font partie, entre autres, les ONG, les initiatives citoyennes, les académies (Universités et grandes écoles, N.D.T.), les médias, les groupes religieux, au contraire (mais pas nécessairement en opposition) des appareils gouvernementaux du domaine politique et du réseau des entreprises de la vie économique. Qui dit "Business", dit pouvoir économique. Les gouvernements exercent le pouvoir politique. La société civile, quant à elle n’a recours qu’au pouvoir de la culture.

La culture s’occupe du domaine des idées, sous leurs formes les plus diverses, auxquelles se rattachent, entre autres, les conceptions du monde, le savoir, les interprétations, les symboles, les identités, l’éthique, l’art et la spiritualité. La "sphère culturelle" de la société c’est le sous-système qui entretient des relations avec l’évolution de l’ensemble des facultés humaines, et de la génération du savoir, de l’interprétation et du sens du sacré, de l’art et de l’éthique. La culture est l’espace social où l’identité et le sens prennent naissance. Les deux ne sont pas séparables l’un de l’autre. En un mot, c’est la source qui détermine et conserve tous les comportements humains. La perte du sens mène à l’égarement et au comportement destructeur. La découverte du sens mène vers plus de créativité, de participation et de productivité.

La puissance culturelle de la Société Civile se manifeste dans la manière de poser les questions, d’avancer des critiques comme celles parues dans la presse mondiale d’opinion après le désastre de Seattle. Dans l’édition du 6 décembre 1999 du magazine américain Newsweek, on s’est plaint que les ONG, un segment clef de la société civile, ne sont pas toujours représentatives de leur propre clientèle. On s’est donc interrogé sur la raison pour laquelle des ONG de ce genre exercent autant de pouvoir, bien qu’elles ne soient pas élues démocratiquement. Une opinion du type de celle exprimée dans Newsweek ne comprend pourtant pas cette manifestation du "pouvoir culturel" dans les événements de Seattle. Lorsque la puissance culturelle s’active, elle ne travaille pas dans les catégories des scrutins et des élections. Elle dévoile plutôt des thèmes qui sont reliés au sens, à la vérité, l’éthique et la morale, la crédibilité et la légitimité. C’est bien parce que l’articulation des préoccupations de ce genre interpelle les hommes politique et les comités de direction au plan des connaissances et du comportement, que le pouvoir culturel peut exercer une grande influence dans la société. C’est la raison pour laquelle la globalisation élitiste veut assurer une répression sur la vie culturelle.

Les sources du pouvoir de la Société Civile

Une indication pour estimer l’influence de la société civile nous est donnée par le nombre d’organisations qui s’y rattachent dans le monde et qu’il est, à vrai dire, difficile de connaître. On estime cependant aujourd’hui qu’il existe trois millions d’institutions de société civile. Rien que pour les USA, on en dénombre un million. Quelques-unes d’entre-elles peuvent comporter un grand nombre d’adhérents. La National Wildlife Federation regroupe entre trois et six millions de membres. Consumers International dispose de cinq millions de membres répartis dans cent pays. Le réseau des Friends of the Earth (Les Amis de la Terre), un groupement de militants écologistes, avance le chiffre de un million localisés dans 60 pays. Les Philippines en ont 80 000, le Brésil et l’Inde, plus de 10 0000. Le réseau global de la société civile a atteint une dimension et une répartition géographique qui est sans exemple dans l’histoire Des millions de personnes s’y regroupent.

C’est pourquoi la Société Civile est capable de mobiliser des ressources dignes d’attention. Par exemple, l’organisation Care International dispose d’un budget de plus de 400 millions de dollars américains - plus considérable que le budget que l’organisation alimentaire et agricole des Nations Unies. Ce n’est pas du tout anormal. La commission des Droits de l’Homme de l’ONU reçoit un budget plus petit que celui d’Amnesty International.

La société civile prend nettement une force croissante dans le monde. Jessica Matthews élargit encore leur importance en ajoutant ceci: "À l’exception de la Chine, du Japon et de l’Asie centrale, l’importance et l’influence des ONG a cru de manière explosive depuis les cinq dernières années. Les ONG ont acquis un développement public plus important que l’ensemble du système de l’ONU (à l’exception de la Banque Mondiale et du FMI)"

L’aube d’une nouvelle ère historique

Le triomphe du capitalisme, dont on faisait ostensiblement étalage dans l’ouvrage de Francis Fukuyama La fin de l’histoire, s’est engagé sur une fausse piste. Fukuyama, dans son ouvrage suivant, Confiance, était lui-même convaincu que le capitalisme est là pour ronger le capital de la société. Sans confiance, la capital social s’affaiblit. Sans capital social, la productivité de l’économie en pâtit.

Si nous nous projetons dans l’avenir, en extrapolant à partir de l’évolution prise récemment par la société civile, nous parvenons à une toute autre vision, plus enthousiasmante, sur les voies futures de l’humanité. Cette perspective se distingue de celles qui nous sont couramment présentées d’un nouvel ordre mondial, cette création de format gigantesque regroupant les élites politiques et économiques caressant le rêve d’une dictature mondiale du matérialisme et de l’égoïsme. Un processus spectaculaire s’accomplit depuis le 15ème siècle concernant l’émancipation des trois sub-systèmes de la société. Ce processus d’émancipation est un préparation extraordinaire à la naissance actuelle et à l’irruption d’un ordre social organisé avec ses trois membres fonctionnels, dont la société civile est le maître d’≈ìuvre: La société civile, les gouvernements et l’économie déterminant l’orientation de la planète en ce passage vers un nouveau millénaire.

En 1648, la paix de Westphalie (qui mit fin à la guerre de Trente ans, N.D.T.), donna forme à ce qui allait se développer avec une puissance élémentaire au plan de l’histoire, sans qu’on en ait conscience à l’époque: La naissance de l’état national. La découverte de l’état national était d’abord conçue comme un moyen de réduire le danger de guerre entre les facteurs du pouvoir de l’Europe. Mais cet état national avait des liens très étroits avec les puissances culturelles, en particulier la papauté. En outre, il maîtrisait la vie économique. Il marquait cependant la naissance d’une forme de politique qui domine la vie moderne et qui remonte à cette époque. Dans la naissance de l’état national, nous pouvons assister à l’émancipation des formes sociales déterminantes de cette époque.

Au 18ème et 19ème siècles, nous voyons apparaître Adam Smith et les économistes classiques du 19ème siècle. Cela marque l’émancipation du marché, une innovation puissante dans le domaine de la vie économique. Il va de soi que cela s’est d’abord effectué sous la férule de l’état de droit tout puissant, comme par exemple en Allemagne. La société civile n’était pas encore trop perceptible, excepté sous la forme des institutions académiques et religieuses.

Au cours du 20ème siècle, l’état et l’économie devinrent tous les deux les forces motrices du monde. Les hautes valeurs et les aspirations de la vie, qu’on nourrissait dans la vie culturelle, furent réduites à de simples articles de consommation et d’usages courants dans le domaine du "laisser-faire" des affaires (en français dans le texte! N.D.T.) et aux jeux des forces en présence dans l’arène de la politique totalitaire. Et ces deux formes dévoyées de la politique et de l’économie furent toutes deux implantées de force par le colonialisme et l’impérialisme dans les autres pays du monde.

On sait désormais clairement de quoi il s’agit dans les négociations de l’OMC: À notre époque, en ce passage vers un nouveau siècle, nous sommes les témoins de l’émancipation de la culture, qui se déroule davant nos yeux, par les puissantes activités de la société civile globale. Cette émancipation de la vie culturelle sur notre planète jouera un rôle décisif dans l’orientation du développement de l’humanité. Les dirigeants de l’économie et de la politique au sein des états et institutions n’ont plus que deux possibilités: Ou bien ils participent à la société civile et inaugurent ainsi les processus de tri-articulation qui peuvent effectivement mener au développement durable. Ou bien ils l’ignorent – et prennent le risque de leur propre déclin.

Notes

[1] Civil Society net activism defeats investment agreement, Globalisation review, Volume 1, N°2, P.2.
[2] Kobrin, op. cit. P. 105.
[3] J. Bray: A Web of Influence, 1997 sur Internet.
[4] Grameen Bank ends with Monsanto, SUN N°4264, Jeudi 30 juillet 1998.

(Traduction française Daniel Kmiécik, revue par Sylvain Coiplet)