Conseil, loi et contrat : instruments d'autogestion

dans la vie de l’esprit, la vie de droit et la vie de l’économie

28.02.2022

Source revue "Kernpunkte" Année 5, cahier 2, février 2022, p. 16-18
Cette édition avec conribution de Harald Herrmann, Istvan Hunter entre autres peut être acquise ici comme édition umprimée ou digitale : https://kernpunkte.com
Lav présente traduction française (v. 01 02/04/2022 - F. Germani) part de la page https://www.dreigliederung.de/essays/2022-02-fionn-meier-ratschlag-gesetz-und-vertrag-instrumente-zur-selbstverwaltung-im-geistesleben-rechtsleben-und-wirtschaftsleben

Vers la fin de la Première Guerre mondiale, Rudolf Steiner a indiqué que la prochaine étape dans l'évolution de la société devait être la triarticulation sociale. Pas le bolchevisme ni le "capitalisme actionnarial". Il considérait le bolchevisme comme un obstacle majeur au développement de l'individualité humaine. Il considérait le "capitalisme d'actionnaires", dans lequel les entreprises peuvent être négociées comme des marchandises, comme la base de la ploutocratie (domination purement monétaire), qui utilise la démocratie comme un "mur d'Espagne" derrière lequel elle cache son pouvoir réel.
Steiner n'a pas développé son idée de triarticulation sociale comme un jeu de pensées et confortable, mais a tenté de montrer un avenir différent et réellement possible à partir d'une observation précise de l'évolution humaine et sociale. Voici trois de ses observations sur les conditions actuelles de développement de l'humanité :


1. L'individualisation
L'individualisation a commencé à devenir un facteur culturel avec la Renaissance. Au fond, l'individualisation signifie l'aspiration de l'esprit (pensée) à l'indépendance de toute direction extérieure. Correspondant à cette évolution, les politiciens libéraux ont retiré l'éducation des enfants des mains des institutions ecclésiastiques. Ils ont créé des institutions publiques pour mettre l'éducation à la disposition de tous. Steiner y voyait une étape intermédiaire importante. Il était cependant clair pour lui que l'éducation dirigée par l'État ne pouvait pas non plus rendre possible l'émancipation de l'esprit. L'éducation (tout comme la science, l'art et tous les autres domaines qui ont pour but le développement de l'esprit individuel) doit pour cela être placée sous l'autogestion des individualités qui assument cette tâche. Car seule l'individualité libre peut éduquer à l'individualité libre.


2. L'industrialisation
L'industrialisation a entraîné de vastes changements dans le rapport de l'individu à son travail. Alors que jusqu'au XIXe siècle, le travail se déroulait soit dans l'agriculture, soit dans l'artisanat, la plupart des gens ont soudain fait partie d'un processus de fabrication complexe et hautement divisé, dans lequel ils n'étaient responsables que d'une toute petite partie. Steiner, mais aussi beaucoup d'autres, a observé que ce travail ne remplissait plus les hommes d'une satisfaction intérieure ; qu'ils étaient ainsi aliénés par le travail. Selon Steiner, c'est la recherche d'un substitut à cette perte qui a conduit au mouvement démocratique :


"Et c'est de cette pulsion que sont nées l'exigence moderne de démocratie et la manière moderne d'établir démocratiquement le droit, le droit public. Les choses sont intimement liées à la nature de l'évolution de l'humanité. [...] Il faut sentir comment l'horizon des hommes devrait s'élargir, comment ils devaient sentir : certes, je ne sais pas ce que je fais à mes semblables en fabriquant ici cette vis, mais je sais que, grâce aux relations vivantes que j'entretiens avec eux par le droit public, je suis, au sein de l'ordre social, un membre digne, un membre qui a la même valeur que tous les autres. C'est ce qui doit être à la base de la démocratie moderne, et ce qui doit être à la base, en tant qu'agissant de sentiment à sentiment entre les humains, des règles modernes du droit public" (Steiner, 26.10.1919, GA 332).

Dans le sens de la triarticulation sociale, une nouvelle relation au travail doit être rendue possible par la régulation démocratique du travail (en particulier du temps de travail dans les différentes branches qui ont participé à l'industrialisation). Quelques pas ont déjà été faits dans cette direction, par exemple avec l'interdiction du travail des enfants (durée maximale du travail = zéro) et d'autres limitations de la durée maximale du travail. Cette partie de l'État de droit doit toutefois encore être développée afin que les travailleurs actuels puissent avoir le sentiment que leur travail est réellement reconnu et apprécié par leurs semblables.


3. Globalisation/mondialisation (économie mondiale)
Steiner a ensuite observé et décrit l'évolution de la vie de l'économie, de l'économie régionale à l'économie nationale et, enfin, depuis la fin du 19e siècle, à l'économie mondiale. Il a décrit les conséquences de cette évolution avec de nombreux détails dans son cours d'économie pour futurs étudiants en économie (GA 340). L'une de ses conclusions, probablement la plus importante, est que les monnaies nationales entravent constamment l'évolution vers une économie mondiale, avec pour conséquence des spéculations monétaires destructrices et une concurrence nationale pour les matières premières et les débouchés, qui conduisent en permanence à des conflits armés. Ce qui serait donc nécessaire dans l'esprit de la triarticulation, c'est une désétatisation complète du système monétaire vers un réseau mondial de monnaies de compensation reliées entre elles [1].


La question de l'organisation
Ces observations et réflexions peuvent déjà constituer une base suffisante pour comprendre la nécessité de structurer la société en trois domaines : la vie de l'esprit, la vie de droit et la vie de l'économie. La question suivante est toutefois de savoir comment peuvent être organisé ces trois domaines. Quels sont les instruments appropriés à cet effet ?
Steiner donne aussi des indications à ce sujet dans ses conférences sur la triarticulation sociale. Les conférences pertinentes à cet égard n'ont toutefois été publiées qu'après les années 1970 (ndt en allemand, 2010 en français). L'absence de ces idées dans les débats de l'époque avait conduit à une confusion toujours plus grande entre la vie de droit et la vie de l'économie parmi les représentants de la triarticulation, confusion dont les effets se font encore sentir aujourd'hui. On a notamment développé et défendu l'idée que tous les "accords interpersonnels", et donc aussi les contrats, faisaient partie de la vie de droit [2].
Dans ses conférences sur la triarticulation sociale, Steiner a en revanche établi une distinction claire entre les contrats, qui relèvent à ses yeux de l'autogestion de la vie économique, et les lois, qui relèvent de l'organisation de la vie de droit. Il considérait le conseil (ndt lit. le coup de conseil) comme un troisième type d'accord interpersonnel, qu'il attribuait à la vie de l'esprit. Un examen plus exact de ces trois types d'accords permet de mieux comprendre comment les trois membres de la société peuvent être organisés selon leur propre logique.


Vie économique globale : Contrat
En tant qu'instrument d'organisation de la vie économique (production, commerce, consommation), Steiner décrit le contrat comme suit :


"Parce que tout dans la vie de l'économie doit reposer sur la prestation et la contre-prestation et parce que ces deux éléments dépendent de choses différentes, tout dans la vie de l'économie doit reposer sur le principe du contrat. Nous devons à l'avenir avoir dans la vie économique, des coopératives, des associations, qui fondent leurs prestations et contre-prestations réciproques sur le principe du contrat, sur les contrats qu'elles concluent entre elles. Ce principe contractuel doit régir toute la vie et en particulier la vie au sein de la coopérative de consommation, de la coopérative de production et de la coopérative professionnelle. Un contrat est toujours limité dans le temps d'une manière ou d'une autre. Si aucune prestation n'est plus fournie, il n'a plus de sens, il perd de sa valeur. C'est sur cela que repose toute la vie de l'économie" (Steiner, 24.6.1919, GA 331).


Un contrat repose sur un accord de prestation réciproque. Par exemple : "Je suis d'accord avec vous : Je fabrique une table pour quelqu'un et je reçois 600 CHF en contrepartie/contre-prestation. Pour qu'un contrat soit conclu, il faut au moins deux personnes, mais le nombre est illimité vers le haut. De plus, ces contrats ne sont pas liés aux frontières nationales.
Aujourd'hui, des milliards de contrats sont conclus chaque jour à l'échelle mondiale. Chaque achat est un contrat tacite de prestation réciproque. Le problème est que ces contrats sont généralement conclus sans tenir compte de la complexité de la situation économique et donc en premier lieu sur la base de simples considérations de profit. Ces contrats peuvent toutefois être imprégnés d'un "sens communautaire" plus élevé s'ils sont placés dans une interaction associative. Cela permettrait d'avoir une vie économique dans laquelle ce n'est pas le profit qui est au premier plan, mais les besoins humains réels.


Vie de droit nationale : Loi
Contrairement au contrat, dans lequel sont consignées les prestations dont l'exécution réciproque a permis au contrat de remplir sa tâche, les lois sont des règles abstraites qui valent pour la vie commune des humains d'un lieu géographique déterminé. Steiner décrit l'essence des lois comme suit :


"Les lois sont données pour que la vie étatique-politique, la vie de droit puisse exister. Mais il faut attendre que quelqu'un ait besoin d'agir dans le sens d'une loi, ce n'est qu'ensuite qu'il doit s'occuper de cette loi. Ou alors, il faut attendre que quelqu'un transgresse la loi pour l'appliquer. Bref, il y a toujours quelque chose, la loi, mais seulement pour le cas qui peut éventuellement se produire. Il y a toujours l'essence de l'éventualité, le casus eventualis. [...] Donc : la loi est quelque chose qui est là, mais qui doit travailler en vue de l'éventualité. C'est ce qui doit maintenant être à la base de la partie juridique, de la partie étatique, de la partie politique de l'organisme triarticulé". (16.6.1920, GA 337 a)


Les lois sont valables pour tous dans la même mesure, y compris pour ceux qui ont voté contre au Parlement ou pendant la votation populaire. C'est précisément pour cette raison que les lois doivent être adoptées démocratiquement. C'est le processus moderne/à la mesure du temps, ce ne sont pas les prêtres ou les rois qui décident des lois, mais les humains ensemble. Chaque humain doit pouvoir donner sa voix et chaque voix/vote doit avoir le même poids.


La vie de l'esprit individuelle : Conseil
En revanche, tout ce qui a trait à la vie de l'esprit (l'éducation, la science, la religion, mais aussi la gestion du capital !) doit être placé sous la compétence décisionnelle des individus. La manière dont un enseignant apprend à lire et à écrire aux enfants ne doit être décidée ni par l'État ni par Microsoft (ni par aucune autre entreprise qui met des moyens financiers ou des produits à la disposition des éducateurs).
Mais à y regarder de plus près, ce n'est pas non plus l'éducateur qui décide de la bonne mesure pédagogique. Ce que l'enfant apprend et comment il l'apprend dépend de lui. L'enseignant ne peut qu'aider l'enfant dans ce processus. Steiner utilisait le mot "bon conseil" pour désigner ce type de relation :


"La vie de l'esprit repose sur ce que l'humanité peut y développer ses capacités pour la vie étatique et économique. Mais cela n'est possible que si l'on crée dans la vie de l'esprit la base pour que les capacités humaines en développement, qui ne sont pas simplement données à l'humain à sa naissance, mais qui doivent d'abord être développées, soient amenées à se développer et à s'épanouir de manière appropriée. Ce serait une grande erreur de croire que les capacités spirituelles et physiques - ces dernières sont en fait équivalentes aux capacités spirituelles - peuvent être reconnues et cultivées de la même manière que les choses étatiques et économiques. Ce qui se rapporte par exemple à l'éducation et à l'enseignement ne peut se baser ni sur des contrats, ni sur des lois ou des ordonnances, mais doit se baser sur des conseils qui sont donnés pour le développement des capacités" (Steiner, 24.6.1919, GA 331).


Plus les humains découvrent auprès de quelles personnes ils peuvent apprendre quelque chose qu'ils ne peuvent pas encore faire eux-mêmes, plus la vie de l'esprit libre se développera rapidement. Pour se développer, la vie de l'esprit a besoin de confiance et de liberté, et non d'égoïsme mesquin. Il s'agit de s'intéresser aux capacités des autres et d'apprendre le plus possible les uns des autres.


La triarticulation sociale vit dans les faits...
Le contrat, la loi et le conseil existent déjà. Tout le monde les connaît grâce à ses expériences personnelles et quotidiennes. Souvent, ces trois 'instruments' sont en outre déjà utilisés dans le bon contexte, dans l'esprit de la triarticulation. Par exemple, lorsque je veux apprendre à jouer d'un instrument de musique et que je demande conseil à la personne qui peut m'aider. Lorsque dans un quartier, un groupe souhaite limiter la vitesse à 30 km/h et qu'une décision majoritaire, contraignante pour tous est prise par la voie politique. Ou lorsque je conclus un contrat avec quelqu'un sur la base d'une prestation et d'une contrepartie/contre-prestation. Là partout, la triarticulation vit déjà dans les faits.


La réalisation de la triarticulation sociale dépend toutefois de la reconnaissance croissante de ces trois instruments dans leur spécificité et de leur utilisation uniquement là où ils ont leur place. Les symptômes de maladie sociale apparaissent aujourd'hui parce que cette différenciation est ignorée. Ces symptômes de maladie, qui se manifestent aujourd'hui sous la forme de la politique de Corona ou du conflit en Ukraine, peuvent être un appel au réveil pour se pencher sur ces causes profondes et primaires, dont l'effet pathogène est encore trop peu reconnu aujourd'hui.


Notes
[1] Voir à ce sujet : Fionn Meier (2018) Monnaie de compensation coopérative ou monnaie pleine à l'échelle nationale ? Disponible sur : https://diedrei.org/files/media/hefte/2018/Heft6_2018/03-Meier-DD1806.pdf [Version française : https://www.triarticulation.fr/AtelierTrad/TDK/DDFM618.pdf]
[2] Comme exemple de la manière dont cette idée est encore défendue aujourd'hui, on peut regarder le livre de Dieter Brüll "Der Anthroposophische Sozialimpuls", Verlag für Anthroposophie.