Marxisme et triarticulation

01.07.1919

Il est impossible de sortir des complications sociales dans lesquelles l’Europe s’est enfoncée, si certaines revendications sociales qui se sont fait valoir, restent encore longuement dans le manque de clarté sur la manière dont elles sont actuellement altérées. Comment une telle revendication vit dans de vastes milieux Friedrich Engels l’a exprimé par ces mots dans son ouvrage « L’évolution du socialisme de l’utopie à la science » (1) : « À la place de la domination sur les personnes s’avancent l’administration des affaires et la gestion de processus de production. » De nombreux meneurs du prolétariat, et avec eux les masses prolétaires elles-mêmes, font profession de foi de cette manière de voir qui prend naissance de ces paroles. D’un certain point de vue, celle-ci est également correcte. Les relations humaines, à partir desquelles les États modernes se sont développés, ont formé des administrations par lesquelles, non seulement des affaires et des processus de production sont réglementés, mais elles régissent aussi les hommes qui sont employés dans les secteurs de la production et dans les affaires. La vie économique englobe l’administration des affaires et des secteurs de la production. Celle-ci  a pris des formes dans les temps modernes qui rendent indispensable que le gouvernement des hommes ne puisse plus s’acquitter de leur administration. C’est  ce qu’ont reconnu Marx et Engel. Ils dirigèrent leur attention sur la façon dont, dans le circuit économique, le capital et la force du travail humain étaient opérants. Ils éprouvèrent que la vie de l’humanité moderne s’efforce de sortir de la manière adoptée par cette activité. Car cette manière est telle que le capital est devenu la base du pouvoir sur l’énergie du travail humain. Il ne sert pas seulement l’administration des affaires et la direction des processus de production ; il donne le principe directeur du gouvernement des hommes. Marx et Engel en conclurent que l’on devait éloigner le gouvernement sur les hommes des circuits économiques. Leur conclusion est correcte. Car la vie moderne ne tolère pas que les hommes soient uniquement considérés comme des appendices des affaires et des processus de production et soient administrés avec leur gestion.

 

Mais Marx et Engels croyaient que l’affaire était entendue avec cela, que l’on devait rejeter le gouvernement hors du processus économique et laisser continuer d’exister une administration de l’économie épurée évoluant hors de l’État. Or ils ne virent pas qu’il y avait quelque chose dans le gouvernement qui régulait les rapports entre les hommes, qui ne pouvait pas resté non réglé et qui ne se régulait pas non plus de soi-même, si elle n’était plus régulée par les exigences de la vie économique de l’ancienne manière. Ils ne virent pas non plus que dans le capital se trouve la source à partir de laquelle afflue l’énergie vers la gestion des affaires et la direction des secteurs de la production. Par le détour du capital, l’esprit humain conduit la vie économique. En administrant les affaires et en dirigeant les secteurs de la production, on ne prend pas soin encore de l’esprit humain, qui prend naissance de créations d’existence sans cesse renouvelées, et qui doit pourvoir sans cesse la vie économique en énergies nouvelles, si elle ne doit pas d’abord s’engourdir et ensuite dépérir complètement.

 

Ce que Marx et Engels virent était juste : que l’administration du circuit économique ne devait rien renfermer de ce qu’un gouvernement signifie sur les hommes et qu’au capital, qui sert ce circuit, ne doit pas échoir non plus le pouvoir sur l’esprit humain qui lui indique son chemin. Mais il est devenu funeste qu’ils crurent tous deux que les rapports mutuels entre les hommes, réglés par le gouvernement, et la direction de la vie économique par l’esprit humain, pussent exister ensuite d’eux-mêmes si cela ne procède plus de l’administration de l’économie.

 

L’épuration de la vie économique, à savoir sa restriction à l’administration des affaires et à la direction des processus de production, est seulement possible si, à la place de l’ancien gouvernement, apparaît quelque chose d’autre qui fasse de l’esprit humain le véritable directeur du circuit économique. L’idée de l’organisme social dreigliederig prend en compte cette exigence. L’administration de la vie spirituelle, qui est fondée sur elle-même, pourvoira la vie économique en  énergies de l’esprit humain, qui peuvent la féconder en la faisant progresser à neuf, si sur son propre terrain l’administration de la vie spirituelle elle gère simplement les affaires et régule les secteurs de la production. Et l’élément du droit de l’organisme social, séparé du domaine spirituel et de celui économique, réglementera quant à lui les rapports humains de manière telle que peuventt les réglementer démocratiquement un être humain devenu majeur en face d’un autre être humain majeur, sans que lors de cette réglementation n’intervienne le pouvoir que l’un puisse avoir sur l’autre par des énergies individuelles plus fortes ou bien pour des raisons économiques.

 

Le point de vue de Marx et Engels était en rapport avec l’exigence d’une reconfiguration de la vie économique : mais il était unilatéral. Ils ne virent pas que la vie économique ne peut se libérer que si elle place à côté d’elle-même une vie libre du droit et une culture libre de l’esprit. Quelles formes doit adopter à l’avenir la vie économique, seul peut le voir celui qui est au clair sur le fait que l’orientation économique capitaliste doit passer dans le spirituel immédiat, à savoir qu’elle doit passer de la régulation des rapports humains résultant du pouvoir économique dans l’immédiatement humain. La prétention d’une vie économique, dans laquelle seules des affaires et des processus de production sont menés, ne peut jamais être réalisée si elle est revendiquée seulement pour elle-même. Celui qui l’élève pourtant, celui là veut créer une vie économique qui rejette d’elle-même ce qu’elle a jusque là porté  en elle comme une nécessité existentielle, et qui doit pourtant exister.

 

À partir de tout autres fondements de la vie, mais sur la base d’une expérience fondamentale, Goethe a forgé deux phrases (2) qui sont cependant pleinement valables pour maintes exigences sociales de notre temps. L’une dit : « Une vérité insuffisante continue d’agir longtemps ; au lieu d’une pleine clarification, surgit cependant tout d’un coup une fausseté aveuglante ; celle-ci suffit au monde et des siècles s’en trouvent ainsi fascinés. » L’autre dit : « Des concepts généraux et une grande présomption sont toujours en train d’occasionner un épouvantable malheur. » Par ma foi !, le marxisme qui n’est pas enseigné par les circonstances de notre époque est une « vérité insuffisante », qui malgré son insuffisance, agit cependant dans la conception du monde prolétaire ; mais après la catastrophe de la Guerre mondiale, vis-à-vis des vraies exigences de l’époque, c’est une « fausseté aveuglante » qui doit être empêchée de continuer de « fasciner pendant des siècles ». Penchera en faveur de cet empêchement, celui qui reconnaît dans quel malheur le prolétariat court par sa « vérité insuffisante ». De cette « vérité insuffisante » sont réellement devenus des « concepts généraux », dont les porteurs, à partir d’une infatuation qui n’est pas mince, refusent tout en taxant d’utopie tout ce qui s’efforce de mettre en lieu et place de leurs généralités utopiques, des réalités de la vie.

 

Notes :

  • Friedrich Engels, 1820-1895, « L’évolution du socialisme de l’utopie à la science» (1891), 6ème édition, Berlin 1919.
  • Citations tirées de « Aphorismes en prose».