Systèmes monétaires et monnaies alternatives – Une interview d'Istvan Hunter

29.04.2023
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17/03/23

Source https://www.dreigliederung.de/essays/2023-03-jens-martignoni-geldsysteme-und-alternative-waehrungen   - trad. F. Germani v. 01 - 29/04/2023

Cette interview a d'abord été publiée sur les sites : Académie Liberté Œuvre de vie et Société de promotion de la démocratie en Suisse

Istvan Hunter : Cher Jens, merci de nous avoir permis de nous rencontrer ici pour parler ensemble. Pour l'Académie Liberté Œuvre de Vie et la Société pour la promotion de la démocratie en Suisse, nous interviewons régulièrement des personnes qui font avancer des idées économiques et sociales tournées vers l'avenir. L'année dernière, nous nous sommes également penchés sur les monnaies alternatives, dont le sardex. Peux-tu nous dire pourquoi le développement de formes économiques alternatives et de nouveaux systèmes monétaires te passionne ?

Jens Martignoni : Cher Istvan, merci également de nous donner l'occasion d'aborder ici quelques points importants sur le thème des systèmes monétaires et des monnaies alternatives.

Ce qui est très important pour moi, c'est la prise de conscience et la nécessité de changer le système économique actuel, construit selon les règles du capitalisme. Ce système présente de nombreux inconvénients qui sont difficiles à supporter pour les humains et pour la Terre en tant qu'organisme vivant, qui est ainsi détruit. Mais il est aussi important pour moi, en tant qu'être pensant, de faire quelque chose contre les incohérences et les stupidités de ce système, si je ne veux pas désespérer. Un système plus intelligent est nécessaire si nous voulons progresser sur cette planète. Bien que l'on continue généralement à faire comme s'il n'y avait qu'un seul système économique réussi et correct, à savoir celui que nous avons, il est important d'élaborer des alternatives. Le système monétaire occupe une place centrale dans ce contexte.

Istvan Hunter : Peux-tu nous donner un exemple de système économique alternatif ?

Jens Martignoni : Il n'est pas facile de répondre à cette question en raison de la domination du système existant. On peut citer des exemples historiques pour évoquer des alternatives. Au Moyen-Âge, par exemple, le système monétaire capitaliste n'existait pas sous sa forme actuelle. Dans les régions rurales, on établissait un équilibre en donnant et en recevant mutuellement et on partageait les biens et le travail. Seuls les excédents étaient mis sur un marché et éventuellement vendus contre de l'argent. L'argent n'était guère nécessaire pour les gens ordinaires. Le système monétaire n'est pas non plus né sur la base du troc, mais pour des raisons très différentes et complexes : par exemple, sur la base de l'économie de guerre, afin de pouvoir payer les soldats de manière indépendante.

Mais tu soulèves un point très important : Aujourd'hui, nous devons d'abord créer de nouveaux exemples concrets pour créer un contraste, afin que les gens puissent se rendre compte qu'il existe de bien meilleurs systèmes. Les utopies sont une première possibilité de réfléchir à cela et de fournir de tels contrastes. J'aimerais citer l'exemple de l'Utopia de Thomas More. Dans son histoire romancée, il décrit de manière très complète un système économique alternatif sur l'île d'Utopia.

Istvan Hunter : Qu'est-ce qu'un nouveau système monétaire, et pourquoi devrait-on s'y intéresser ?

Jens Martignoni : Il faut d'abord se poser la question du système : Quel devrait être l'objectif d'un système monétaire ? J'ai tendance à considérer le système monétaire comme un système de distribution. Il détermine la manière dont les charges et les excédents doivent être répartis entre les humains. Il s'agit donc en premier lieu d'un système d'organisation. Mais cela signifie aussi que ce système façonne notre comportement. Alors que de nombreuses personnes affirment que l'humain doit d'abord changer avant que le système ne puisse changer, il est en réalité nécessaire de changer aussi le système. Changer les règles du jeu, c'est aussi changer le comportement des humains qui travaillent avec elles. Une grande partie de nos règles du jeu économiques sont influencées par notre système monétaire. On peut s'en rendre compte en regardant un match de football par exemple. Si l'on changeait les règles du football pour que seuls les genoux entrent en contact avec le ballon et non plus les pieds, on obtiendrait un jeu totalement différent et les joueurs se comporteraient de manière totalement différente.

Istvan Hunter : L'économie suisse marche bien. Nous sommes en tête des comparaisons internationales en ce qui concerne l'innovation et le Global Wealth Report, notre revenu médian est supérieur à 6500 francs. Pourquoi voudrions-nous changer quoi que ce soit ?

Jens Martignoni : Oui, c'est difficile, mais il est important d'avoir une vue d'ensemble, car nous sommes tous liés à l'économie mondiale. La comparaison selon laquelle la Suisse est en tête du classement mondial est une question de mesure. La question de la mesure repose sur l'idée de concurrence, mais nous avons bénéficié ici de meilleures conditions et nous sommes donc logiquement mieux placés. L'idée de la concurrence fait partie de l'idée de base moderne du capitalisme, de la manière dont l'économie de marché doit fonctionner, et elle doit être définitivement remise en question. Si nous ne sommes pas prêts à changer cela et à prendre à nouveau la notion de communauté plus au sérieux, ce sera comme à l'époque des nobles avant la Révolution française : "Il y a pourtant assez de gâteau (pour nous), pourquoi réclament-ils du pain ?".

En résumé, je ne crois pas au récit capitaliste optimiste de la réussite, selon lequel tout le monde se porte mieux dans les conditions économiques actuelles, si seulement on n'intervient pas.

Istvan Hunter : Lorsque l'on parle d'argent, il est frappant de constater que dans de nombreux cas, nous n'avons pas de définition claire de ce qu'est réellement l'argent. Comment dirais-tu cela ?

Jens Martignoni : Il existe depuis 200 ans déjà de nombreux livres et récits sur ce thème. Mais à mon avis, la question est mal posée : Au lieu de "Qu'est-ce que l'argent", elle devrait s'intituler "Que devrait être l'argent" ? Que devrait remplir le système monétaire pour que nous ayons une économie optimale et juste ? L'argent est une grandeur façonnée par l'humain et susceptible de l'être encore davantage, et doit donc contenir dans sa base de construction des valeurs éthiques de justice et d'équilibre. Un système monétaire devrait être conçu de manière à soutenir ces valeurs et à sanctionner les valeurs contraires.

Ma définition est donc la suivante : l'argent, ou plutôt les monnaies concrètes, sont la partie centrale du système qui régit nos relations économiques et la répartition des richesses. L'argent doit donc être au service de la communauté.

Istvan Hunter : Rudolf Steiner a parlé du fait que l'argent est aujourd'hui souvent utilisé comme moyen de pouvoir. Quel est le problème à ce sujet ?

Jens Martignoni : L'argent est presque toujours lié à une dette. Si quelqu'un a de l'argent, cela signifie que quelqu'un d'autre doit avoir une dette. C'est en soi un facteur de pouvoir que l'on ne peut éviter, à moins d'essayer de se passer totalement d'argent.

Le fait que l'argent soit un instrument de pouvoir perverti dans la société actuelle est également lié au fait que de nombreuses personnes s'approprient de l'argent sans avoir fourni de véritable prestation. Lorsque quelqu'un s'approprie un terrain par la force pour ensuite exiger de l'argent pour l'utilisation de ce terrain, il s'agit premièrement d'un vol à l'encontre de la collectivité et deuxièmement d'un chantage à l'encontre de ceux qui dépendent de la terre. C'est là que l'injustice entre dans le système monétaire. Un autre chapitre de cette injustice est par exemple le prêt d'argent. D'abord, je thésaurise de l'argent dont je n'ai pas besoin et ensuite je ne le donne que si l'autre paie quelque chose en échange. C'est notre système d'intérêts actuel. Mais si je ne donne pas mon argent, cela signifie en réalité que les autres ne peuvent pas continuer dans le circuit économique. En fait, quelqu'un devrait être désavantagé s'il accumule de l'argent, mais au lieu de cela, il est récompensé.

Istvan Hunter : Comme l'argent est un instrument si puissant, il y a bien sûr aussi un potentiel d'abus. Il y a par exemple le crime organisé, le blanchiment d'argent, la fausse monnaie, l'évasion fiscale, le dumping salarial. On pourrait résoudre ces problèmes par exemple avec la monnaie numérique de la banque centrale. Qu'en penses-tu ?

Jens Martignoni : La transparence d'une monnaie numérique de banque centrale serait effectivement positive si nous avions des conditions-cadres et une société qui permettent cette transparence. Mais les conditions sociales ne sont pas réunies aujourd'hui. Si nous regardons ce qui se passe actuellement en matière d'abus de pouvoir et de contrôle, une monnaie numérique de banque centrale pourrait devenir un instrument de pouvoir potentiellement très inquiétant. Les élites "supérieures" continueraient à cacher leur argent aux Bahamas ou par le biais d'hommes de paille et les pauvres "inférieurs" seraient encore plus tenus sous la coupe d'une transparence totale sur leurs comptes. Dans une société égalitaire, où chacun veille fraternellement à la justice de tous, cette transparence serait toutefois une autre affaire et pourrait être utilisée de manière positive.

L'idée d'invoquer la lutte contre les abus pour justifier une telle monnaie de banque centrale est certainement erronée. Surveiller, réglementer et contrôler par la police est censé apporter la "sécurité". Mais dans le système monétaire, c'est le contraire, c'est-à-dire la confiance. Ainsi, un tel système de surveillance ne pourrait aboutir qu'à une catastrophe. En revanche, si nous avions ancré l'équité dans le système, ce système monétaire pourrait effectivement nous protéger dans certaines circonstances. Mais avec les idées actuelles, la surveillance par l'État pourra être utilisée à mauvais escient.

Istvan Hunter : L'État a le monopole de l'impression monétaire. Etant donné qu'une monnaie dépend fortement de la confiance qui lui est accordée, l'Etat est le meilleur garant de la stabilité monétaire. Tu vois les choses différemment ?

Jens Martignoni : Cela nous amène au problème de l'État : Est-ce vraiment le rôle de l'État de disposer d'un monopole monétaire ? Selon Rudolf Steiner, l'argent fait partie de la vie économique. Il s'agit certes d'un élément juridique et devrait donc être rattaché au niveau juridique. Mais il ne devrait pas y avoir de système de banque centrale étatique. Il faudrait gérer différentes monnaies directement à partir de l'économie. L'État pourrait mettre à disposition un certain cadre à cet effet.

La question de la stabilité monétaire dépend de toute façon des conditions économiques, et non de l'État. Il faut donc d'abord créer une économie juste et donc stable, puis la doter du système monétaire approprié pour soutenir ces valeurs. En d'autres termes, l'économie existante doit être massivement modifiée pour évoluer vers le meilleur, avant que la "stabilité" ne reprenne un sens positif.

Il est toutefois important de mentionner ce point : Le système monétaire existant est (au moins) à quatre niveaux. Premièrement, le monopole de la monnaie, qui est effectivement détenu par l'État. Deuxièmement, le monopole des billets n'existe déjà plus, il est détenu par la Banque nationale. La Banque nationale est toutefois déjà semi-privée. Troisièmement, la monnaie scripturale (ou monnaie de crédit), qui constitue la plus grande partie de l'argent. Celle-ci est créée par les banques commerciales et est donc privée. Bien entendu, il y a aussi, quatrièmement, l'argent de la banque centrale de la Banque nationale (semi-publique), grâce auquel les transactions bancaires fonctionnent. Ces quatre systèmes monétaires, en soi totalement différents, sont désormais couplés, de sorte qu'ils ont tous pour unité le franc suisse et qu'ils peuvent être échangés les uns contre les autres de manière illimitée. On a ainsi l'impression qu'il s'agit d'"une seule monnaie", ce qui n'est pas le cas.

Le système multiple existant permet toutefois certaines expériences qui sont en partie utilisées par des systèmes monétaires indépendants de l'État, comme les monnaies complémentaires, les systèmes d'échange, les cryptomonnaies, etc. Mais il faudrait en fait des groupements économiques (associations) qui émettraient leur propre monnaie pour que la situation change vraiment.

Istvan Hunter : D'un autre côté, le bitcoin et la nouvelle technologie blockchain sont aujourd'hui promus comme une alternative à la monnaie d'État. Peux-tu expliquer brièvement comment la technologie blockchain permet de créer un système monétaire autonome ?

Jens Martignoni : Si l'on lit le livre blanc de Satoshi Nakamoto, l'inventeur présumé de Bitcoin, il s'agit en grande partie de l'idée de base d'établir un système monétaire libertaire, indépendant de l'État et, de manière générale, indépendant de la "confiance" dans les autres. L'objectif de Bitcoin est donc clairement défini, à savoir offrir une alternative au système monétaire actuel basé sur la confiance en l'État. Mais ce nouveau système présente également de graves défauts. Comme la quantité d'argent est artificiellement limitée dans le cas du bitcoin, il repose à nouveau sur la croyance que la vraie monnaie doit être une ressource limitée, par exemple pour limiter l'inflation. Comme l'or, l'argent doit être une valeur en soi. Les bitcoins auraient donc une valeur. C'est un raisonnement erroné. Comme je l'ai dit, l'argent représente des relations économiques. Elle doit donc être absolument flexible, en fonction de l'évolution des activités économiques. Une limitation de la masse monétaire conduit toujours à des problèmes, comme par exemple celui de la spéculation. Celle-ci est extrêmement forte dans le cas du bitcoin, et c'est ainsi que le bitcoin est utilisé abusivement comme système de maintien de la valeur. En outre, il n'est pas vraiment anonyme, mais seulement pseudonyme.

En revanche, la Blockchain Technology en tant que telle est une méthode sophistiquée permettant de garder une vue d'ensemble dans un système décentralisé confus. En tant que technologie pure, elle est neutre. Dans le cas du bitcoin, la décentralisation est toutefois obtenue par une méthode de calcul particulièrement intensive, donc avec une énorme consommation d'énergie et avec l'idée que celui qui calcule plus vite sera récompensé. L'ancien système de concurrence est ainsi réintégré dans la monnaie, avec tous ses effets secondaires. La nécessité de l'autonomie d'un système monétaire, c'est-à-dire le fait que les monnaies devraient se détacher de l'État, est en revanche un enseignement important du bitcoin. C'est la mise en œuvre qui a échoué, parce qu'on pense pouvoir résoudre les problèmes du système économique avec une solution purement informatique et que les inventeurs n'avaient apparemment aucune idée de l'économie.

Istvan Hunter : Le bitcoin ne permettrait-il pas de résoudre les problèmes mentionnés et de garantir en outre que les transactions financières ne peuvent pas être surveillées ?

Jens Martignoni : Bitcoin ne fait que résoudre le problème des individus extrêmement isolés et méfiants, qui ont besoin d'un système d'aide pour pouvoir communiquer. Mais le bitcoin part aussi du principe que les participants ont déjà une possession de valeur qu'ils peuvent échanger. Il faut donc en premier lieu acheter du bitcoin contre de la monnaie normale. Celui qui n'a rien est hors du système, sauf s'il échange peut-être sa force de travail. Mais dans ce cas, nous sommes à nouveau dans le système du travail comme marchandise, donc à nouveau pas dans un système viable.

Istvan Hunter : Au milieu de la crise financière de 2008, quelques entrepreneurs ingénieux en Italie, en Sardaigne, ont mis sur pied leur propre monnaie, le Sardex. Cela leur a apparemment permis d'obtenir une capitalisation durable pour de nombreuses entreprises locales. Le sardex est-il un modèle de réussite ?

Jens Martignoni : Oui, c'est un modèle de réussite depuis plus de dix ans déjà. Le Sardex a permis d'assurer à nouveau la liquidité de nombreuses entreprises et de soutenir l'économie de la Sardaigne. Ce qui n'a malheureusement pas été possible, c'est que l'idée d'utilité publique de l'argent se soit imposée. Cela aurait pu devenir un système appartenant à tous, une sorte de coopérative ou d'association de toutes les entreprises. C'est ainsi qu'il a fallu finalement faire entrer des "investisseurs" dans le projet, et ce sont eux qui ont repris le Sardex. Le système monétaire en tant que tel, c'est-à-dire une banque qui gère un système monétaire, ne devrait pas pouvoir faire de bénéfices pour que l'idée d'utilité publique fonctionne, et il ne serait donc pas possible d'y "investir".

Istvan Hunter : Le modèle Sardex peut-il être transposé en Suisse ? Le même potentiel serait-il possible ici ?

Jens Martignoni : Oui, bien sûr, ou plutôt, nous l'avons déjà ; le système WIR. Celui-ci a également servi de modèle au Sardex. Mais le système WIR, qui est géré par la banque WIR à Bâle, souffre également d'un manque de compréhension économique et n'exploite donc pas tout son potentiel. Le système Sardex, quant à lui, aurait en Suisse l'absence de préséance d'une crise économique avec manque d'argent. Nous avons le problème inverse : les banques et les intermédiaires financiers suisses sont submergés d'argent.

Istvan Hunter : Que peut-on faire dans l'immédiat pour ancrer une monnaie alternative dans davantage d'entreprises économiques en Suisse également ?

Jens Martignoni : Il y a trois points.

Premièrement, promouvoir la connaissance du thème de l'argent et des monnaies. En mettant par exemple en avant la pensée systémique au lieu de se focaliser uniquement sur la valeur de l'argent. En outre, il faut relancer le processus de connaissance dans les sciences économiques. Les théories économiques traditionnelles entravent particulièrement l'idée fondamentale de la coopération, que nous devons placer au centre.

Deuxièmement, il faut avoir le courage de surmonter réellement les idées fausses identifiées. Non seulement penser correctement une économie pour le bien de tous, mais aussi orienter les concepts correspondants vers les idées corrigées, est central et constitue la condition préalable à tout progrès futur. Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons enfin arriver à quelque chose de nouveau, comme par exemple à une économie associative selon Rudolf Steiner.

Troisièmement, des actions qui défient le confort et qui osent cette nouveauté. Il est important de passer rapidement à l'action et de restructurer complètement l'économie et le système monétaire, afin de pouvoir créer de nouvelles conditions.

Istvan Hunter : Cher Jens, je te remercie pour cet entretien. -

 
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